Jeanne Le Sage : “Peinture” (mai-juin 2009) [ Estive ]

Quand, dans le conte de Perrault « Peau d'Âne », la princesse qui ne veut pas épouser son père met comme condition à ce mariage la création d'une chose qu'elle croit irréalisable, elle demande une robe couleur de temps. Perrault a tissé une robe avec des mots, Jeanne Le Sage met en correspondance des formes et des couleurs pour travailler à même cette matière, celle du temps.

Elle travaille le temps et dans le temps, ne nommant les toiles que par leur date et insistant sur leur chronologie.

À telle enseigne qu'une première série de papiers exécutés de 2003 à 2004, et la seconde série de 2007 à 2008, ne peuvent être appréhendées que dans l'ordre de leur surgissement. Ce sont des fragments de temps, pendant une vacance du travail sur toile. Ils ordonnancent la succession des jours comme les pages écrites d'un journal ou comme un calendrier, ils opèrent comme un mémorandum. La réduction du format concentre le travail de l'équilibre des lignes, des transparences, et partant, rend encore plus intense leur luminosité et leur densité intérieure.

Quand elle travaille à l'huile sur toile, de 1993 à 2008, elle privilégie un geste pictural qui sédimente jour après jour, parfois pendant plus d'une année pour les très grands formats, strate après strate, une trame de toile, alourdie par la confrontation journalière.

Bien que dans cette peinture abstraite apparaissent des éléments figuratifs dans lesquels on pourrait vouloir déchiffrer une symbolique, il n'y a cependant pas une représentation du réel, il y a construction mentale. Car cette œuvre n'a rien à faire avec une restitution d'un réel, même si des signes, des formes, des images reconnaissables lui en confèrent parfois une dimension liminaire. Elle ouvre le champ à l'exploration du monde, par l'imaginaire et la mémoire.

Et c'est de cette exploration résolue, obstinée et pugnace, que naît la profondeur de la toile.

L'artiste apporte sur la toile des images qu'on dira végétales, dans une palette où des verts et des ocres sourds et des bruns profonds renvoient à la terre prodigue d'une telle végétation, quand déjà, la perception qu'on a de la toile change, la matière semble s'altérer, l'atmosphère se liquéfie, les verts deviennent d'huître ou d'algues et les ocres, glauques et marins et tandis que l'on se perd dans une forêt aquatique, là-haut, une traînée de bleus en échappée vous rattrape et vous aspire. Ici une arborescence luxuriante prend corps et explose, là entre des masses minérales, une coulée de lumière liquide crève en deux l'espace, ici le regard s'enfonce dans des territoires incertains structurés par les ombres et la lumière, là il s'échappe à la poursuite d'une ligne.

Ces éléments liquide, solide et aérien s'entremêlent dans un concours de valeurs et de couleurs, et les lignes se resserrent pour engendrer une forme fermée, en entrelacs parfois, qui par sa forme évidée, ouvre cependant une respiration dans la toile ; mais elles s'écartent aussi donnant naissance à la même forme, dilatée cette fois, et explosée ; véritables inspirations et expirations de l'œuvre, quelquefois les lignes se rétractent jusqu'à devenir des inclusions à caractère végétal qui sont la forme construite d'une pomme de pin ici, et là une autre forme, illisible parce que déconstruite cette fois. Dans le volume d'espace de la toile, elles sont figuratives ici, ailleurs abstraites, en une combinaison de lignes ouvertes ou fermées, dessinant ou non une figure qu'on percevra ou non comme figurative. Entrelacs, filets, corsets ou structures élémentaires de cages, feuilles, fruits, dentelles d'arabesques arabes ou persanes apparaissent, fragiles, à la surface de la toile, comme un vocabulaire de l'intime, de la mémoire, qui griffe à peine, la matière tellurique et impétueuse des fonds.

Que la croix apparaisse de manière récurrente est-ce seulement symbolique, ou constat de l'inscription matérielle prégnante de celle-ci dans le paysage, ou bien cela n'affirme-t-il pas simplement que, dans l'espace de la toile, étiré entre la verticalité et l'horizontalité, s'ouvre la profondeur d'un champ temporel autrement vertigineux ?

Quand dans ce triptyque, le rouge, concentré d'énergie pure, s'embrase dans la genèse d'un univers en perpétuelle évolution, n'est-ce pas pour qu'il repousse jusqu'aux confins de l'œuvre, un sens qui s'y fait et s'y défait ?

Dans cette œuvre à forte densité intérieure, cohérente, puissamment équilibrée, travaillée tout entière par une tension qui nie la clôture, qui nie la fermeture sur soi, Jeanne Le Sage ouvre une médiation entre des mondes, le naturel et le spirituel, le visible et l'invisible. À nous de voir dans cette vision cosmique du temps, s'il est une brèche ou un écart, où nous engouffrer.

Annie Gouëdard-Le Goff
[ Estive ]

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